Comment est notre terre ? Plate ? Reposant sur une tortue géante ? Ronde, comme on l’apprend à l’école ? La majorité des gens répondront ronde, mais il existe une communauté d’adeptes de la théorie de la terre plate, j’ai nommé : les platistes.
Le documentaire Behind the curve (2018) de Daniel Clark par à la rencontre des platistes : qui sont-ils ? Comment en sont-ils venus à remettre en question l’idée d’une terre ronde pour la concevoir plate ? Que font-ils ? Le documentaire est centré sur Mark Sargent, l’un des représentants les plus importants de la communauté des platistes. Il est l’auteur de plusieurs vidéos « Flat Earth Cues » dans lesquelles il expose des « preuves » (selon lui) que la terre est plate. Le documentaire montre les interactions et les relations entre Sargent et les autres membres de la communauté des platistes et comment cette dernière évolue.
Je trouve que c’est un documentaire intéressant qui permet de dépasser la première réaction moqueuse que l’on peut avoir lorsqu’on entend parler des platistes. A mon avis ce documentaire, et les théories platistes, en dit beaucoup sur notre rapport à la science et aux savoirs scientifiques.
Sens et science
Ne pouvant pas facilement s’élever dans les airs pour observer la terre, les platistes essaient de démontrer que la terre n’a pas de courbure. C’est là le point de départ d’une bonne démarche scientifique que de vouloir réfuter une théorie cependant, comme le montre le documentaire, leur démarche « scientifique » a quelques problèmes.
Mark Sargent sur une plage illustrant l'une de ses preuves. Image du documentaire Behind The Curve. Source : https://www.behindthecurvefilm.com/press
Dans l’une des premières séquences du documentaire, Sargent est sur une plage d’où l’on on peut voir les immeubles d’une ville à l’horizon. Fier de lui, il montre les immeubles au loin en expliquant que si la terre avait une courbure, alors on ne devrait pas voir les immeubles (ou alors seulement la partie haute). Or, effectivement on les voit très bien donc, pour Sargent, cela montre que la terre est plate.
Un raisonnement rondement mené, si ce n’est que nos sens nous trompent facilement sur la réalité. La démonstration de Sargent repose sur l’apparente contradiction entre l'expérience sensible (d’après mes yeux, la terre est plate puisque je ne vois pas de courbure) et les savoirs scientifiques. Mais notre expérience sensible de la réalité est limitée et souffre de nombreux biais : nous ne pouvons pas voir les rayons infrarouges et pourtant ils existent sinon on ne pourrait pas chauffer nos aliments ou changer de chaîne sur notre TV.
Le philosophe Démocrite (460-370 avant J.-C.), dont les idées forment les prémisses de la science moderne, distinguait les connaissances sensibles des connaissances de l’intellect (Morel, 1998). La connaissance sensible est obscure et incomplète : les sensations sont subjectives et varient d’une personne à l’autre et d’une espèce animale à l’autre. La connaissance devient légitime uniquement par l’application de la raison.
De même, pour Bachelard (1993), l’expérience première faite d’observations spontanées et d’intuitions basées sur les sens est le premier obstacle à la connaissance. L’esprit scientifique doit lutter contre l’expérience première par la critique et la raison. Par exemple, pour comprendre que la Terre tourne sur elle-même, je dois lutter contre mon impression que non, rien ne bouge.
Dans la démonstration de Sargent, le problème ne tient pas tant à l’interprétation des données qu’à l’instrument — ses sens — utilisé pour les collecter. La qualité de l'expérience est plus importante que la quantité. Autrement dit, il ne suffit pas simplement d’accumuler les expériences pour montrer quelque chose, encore faut-il que ces expériences soient réalisées dans les conditions adéquates.
Le documentaire montre aussi que lorsque les platistes réalisent des expériences plus rigoureuses, avec des instruments de mesure précis, ils parviennent effectivement à démontrer... que la Terre n’est pas plate. Dans ces cas-là, ils supposent une erreur dans le montage de leur expérience qui invalide leur résultat. Le problème n’est alors plus dans les données collectées, mais dans leur interprétation. Les platistes prennent la méthode scientifique à l’envers : ils posent d’abord la conclusion « La Terre est plate » et cherchent toutes les expériences permettant d’aboutir à cette conclusion.
Pourquoi la Terre plate ?
Mais finalement, qu’est-ce qui pousse les platistes à croire à la Terre plate ? Pour quelles raisons rejettent-ils la position scientifique ? Il y a sans doute plusieurs raisons à cela.
Dans le documentaire, on voit bien que les adeptes de la Terre plate ont trouvé là un moyen de satisfaire un besoin de relations sociales et d’appartenance à quelque-chose. Les adeptes de la Terre plate forment une communauté, ils s’échangent des vidéos, font des podcasts, créent des groupes Facebook, font des barbecues ensembles, montent des conférences, etc. Le sentiment d’appartenir et de contribuer à quelque chose est malmené dans nos sociétés contemporaines où l’individualisme est roi et les espaces collectifs réduits (en dehors de ceux dédiés à la consommation).
J’y vois aussi une autre raison liée au rapport avec les savoirs scientifiques. On a tendance à vouloir se moquer des platistes parce que bon, c’est évident quoi, la terre est ronde ! Mais, l’est-elle vraiment ? Et, comment le savons-nous ? La Terre n’est pas vraiment ronde puisqu’elle est aplatie aux pôles, mais après avoir été répétée mainte et mainte fois l’idée d’une Terre ronde est apparaît comme une vérité absolue. Cet effet est renforcé par la manière dont on apprend les sciences : davantage portée sur la présentation des résultats que sur leur construction par les scientifiques. En dehors du monde scientifique, les savoirs tendent à être présentés comme des vérités et des faits dont, finalement, l’origine est secondaire. Or, « l’enseignement des résultats de la science n’est jamais un enseignement scientifique. Si l’on n’explicite pas la ligne de production spirituelle qui a conduit au résultat, on peut être sûr que l’élève combinera le résultat avec ses images les plus familières [...] Puisqu’on ne lui a pas donné des raisons, il adjoint au résultat des raisons personnelles » (Bachelard, 1993, p. 234).
D’une certaine manière, les idées des platistes sont la remise en cause de l’autorité portée par les savoirs scientifiques ; ils refusent d’y croire et de croire ceux qui les représentent comme les scientifiques et les politiques. Partant de là, je me demande ce qu’il en serait si l’apprentissage des sciences consistait non pas à étudier les résultats, mais à suivre le chemin de leur construction. Les savoirs scientifiques seraient-ils remis en cause si l’on disposait des outils intellectuels nécessaires pour comprendre comment s’élabore la science ?
Références
- Bachelard, G. (1993). La formation de l’esprit scientifique. VRIN.
- Morel, P.-M. (1998). DÉMOCRITE. CONNAISSANCE ET APORIES. Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 188(2), 145‑163. JSTOR.